Parmi tous les livres qui sortent dans la nébuleuse Hugo Pratt, « Cubana » tient une place à part. Comme une résurgence, un fantôme pouvant enfin s’incarner. Lele Vianello et Guido Fuga étaient des collaborateurs et amis d’Hugo Pratt, des « compagnons de voyage », comme le souligne si justement Silvina Pratt dans sa préface de l’ouvrage. Au sein de cet « atelier Pratt » qui ne disait pas son nom, Lele dessinait certains animaux, certains personnages, tandis que Guido s’occupait du dessin des véhicules… En 1993, dans sa maison de Grandvaux, Hugo Pratt et Lele Vianello travaillent sur « Jesuite Joe », et Pratt a envie de donner une suite à « L’Homme des Caraïbes », une bande dessinée qui était parue en 1977 et dont le héros était le marin Svend, sorte de cousin danois de Corto Maltese. L’idée était de profiter du contexte de départ se situant dans les années 50 pour plonger Svend dans un Cuba gangréné par les services secrets américains et la pègre du coin sur fond de révolution. Mais Hugo Pratt travailla sur d’autres projets, et disparut malheureusement en 95, laissant Svend orphelin. Deux ans plus tard, Vianello et Fuga décidèrent de reprendre ce projet, de lui donner enfin vie. Svend devient alors Cudd, porte la barbe, mais c’est bien lui que nous retrouvons, un peu comme dans une nouvelle vie, celle d’après le créateur mais nourrie par ceux qui étaient là. Personne d’autres que Vianello et Fuga auraient pu reprendre ainsi cette œuvre de Pratt, et comme sa fille et Silvano Mezzavilla le font remarquer en connaissance de cause : ce duo vénitien est le seul qui soit capable et légitime de continuer l’œuvre d’Hugo Pratt. Avec eux, nous aurions évité la suite calamiteuse des « Scorpions du désert » qu’on nous a servi il y a quelque temps… Il suffit de lire « Cubana » pour que cette évidence nous explose au visage, rendant caduque tout argument contraire en l’état des stocks.
En effet, dès qu’on ouvre l’album, le dessin de la page de garde est sans appel ; regardez l’ombre ronde et noire des roches, la composition et le sens du noir et blanc pour mettre l’espace en place : on est dans Pratt. Pas en le singeant, pas en le décalquant, non, Vianello ayant tellement dessiné en osmose avec Hugo du temps de son vivant… Il sait, c’est tout. C’est l’héritage du cœur, de la main qui trace dans la trace d’une autre main tout en étant soi. Ce qui est très appréciable, c’est que le statut et le talent de Vianello et Fuga leur permettent d’éviter tous les pièges que peut contenir un tel projet. Pendant un an, Lele et Guido ont patiemment réalisé cet album, ce dernier assistant le premier dans un esprit tout prattien. La connaissance et la pratique profonde du style de Pratt éclate au grand jour dès la première case de la première planche, et c’est un vrai plaisir de s’enfoncer dans cette histoire, ne pouvant qu’être admiratif et fasciné par le travail impeccable des deux compères. Ils réussissent la gageure d’être originaux et inventifs tout en collant au plus près du style du maestro, configuration idéale pour offrir une œuvre à la fois respectueuse et intelligente. Car il faut aussi parler de l’histoire, et là aussi on se régale. Cudd est coincé à Cuba, son bateau étant mis sous séquestre. Dans une ambiance à la John Le Carré, il va se retrouver bon gré mal gré dans le sillage d’espions et de personnages peu recommandables qui vont le mener là où il ne veut pas : dans les emmerdes. Sur son chemin, il va croiser une belle cubaine qui ne le laisse pas insensible, l’amenant dans l’ombre du Che. Entre le plaisir des yeux et le sel de l’intrigue, la belle approche de la personnalité de Cudd et des dialogues qui font mouche, « Cubana » est un album qui se lit avec un immense plaisir, et l’on se prend à espérer d’autres aventures sous le signe de ce duo…
Cecil McKinley, BDZoom