Je ne vais pas attendre ne serait-ce qu’un paragraphe pour vous affirmer ici que cet album est l’une des œuvres les plus indispensables à toute bibliothèque digne de ce nom, de l’importance d’un « Mort Cinder ». Sergio Toppi est assurément l’un des plus beaux artistes de la bande dessinée mondiale, toutes périodes et géographies confondues. Et « Le Collectionneur » est certainement l’une des plus belles œuvres de ce monumental et discret Italien. Une pure merveille. Un chef-d’œuvre. Intelligente, efficace, culottée, prenante, iconoclaste, névrotique et humaniste, sublimement dessinée, cette création est pour tout dire fascinante… C’est en fait la seule série créée par Toppi, et donc son seul personnage récurrent, se déployant sur cinq albums remarquablement structurés et ajustés. Cette édition intégrale permet une vision et une lecture globales de l’œuvre qui révèlent plus que jamais que « Le Collectionneur » n’est pas réellement une série, du moins pas une série telle que nous l’entendons, puisque Toppi ne fait rien comme tout le monde. Chacun des cinq albums, axé sur une quête spécifique du héros, constitue en fait une facette d’un ensemble ouvert mais n’appelant pas de suite. « Le Collectionneur », comme son héros éponyme, n’est pas linéaire malgré le défilement des paysages et de l’action : elle creuse. La chronologie est peu importante dans l’appréhension du concept, alors qu’elle représente pourtant un point primordial de sa logique ; c’est l’une des bizarreries de cette création suintant l’absolu et le définitif. Les cinq aventures du Collectionneur ne sont finalement rien d’autre que le portrait d’un homme, d’un gentilhomme aux accents nietzschéens.
Le Collectionneur est un dandy aventurier aux faux airs de cow-boy et à la personnalité bien trempée. Le cheveu argenté, arborant une paire de bacchantes noires espacées et bouclées, dégainant des regards cinglants, il promène sa silhouette reconnaissable entre toutes (costume, gilet, cravate, chapeau et chaussures pointues) aux quatre coins du monde, bravant tous les dangers mortels pour compléter sa collection. Mais que collectionne donc le Collectionneur, pour qu’il risque ainsi sa vie sur tous les continents ? Non pas des tableaux ou des animaux exotiques, mais des objets à la frontière du réel, ayant souvent une fonction magique : calumet, obélisque, larme pétrifiée, sceptre et collier. C’est l’aspect presque mythologique de cette collection qui instaure une dimension fantastique au récit, faisant basculer l’aventure dans l’étrange et le surnaturel ; mais ce fantastique n’est pas une finalité pour Toppi, car tous ces objets doivent être vus et considérés comme des objets de pouvoir. Le calumet indien de pierre rouge permet de lire l’avenir, l’obélisque abyssin transforme en roi celui qui le touche, la larme pétrifiée mongole est une porte sur le surnaturel, le sceptre irlandais soulève et déplace les pierres, et le collier tibétain transmet les pouvoirs magiques d’un puissant lama. Il est fondamental de considérer ce paramètre pour bien comprendre le personnage du Collectionneur. Car on dit souvent que c’est un personnage trouble, ambigu, à la fois bandit et redresseur de torts, mais il me semble au contraire que c’est un personnage entier et très cohérent. Certes, il n’hésite pas à tuer, s’avère souvent cynique, et prend ce qu’il veut : « ce que je veux, je l’obtiens » dit-il lui-même plusieurs fois, comme un leitmotiv. Mais au-delà de son amour de l’esthétique et des arts, ce qui intéresse le Collectionneur est de substituer ces objets du pouvoir à la convoitise souvent assassine des êtres humains. Car qu’arriverait-il si l’un de ces réceptacles magiques venait à atterrir entre les mains d’un dictateur ou d’un fou meurtrier ? L’humanité serait sûrement en grand danger. Enlever ces trésors de la circulation est un acte humaniste ultime, et le Collectionneur le confirme : une fois à lui, ces objets ne reparaîtront jamais, et il est prêt à tuer pour cela. Heureusement pour le reste de la planète, étant en possession de tels objets, le Collectionneur n’est pas un bandit ou un psychopathe, pas plus que ne le serait Robin de Bois lorsqu’il décoche une flèche dans le cœur d’un soldat impitoyable. Le Collectionneur est en effet un homme ayant une éthique et un vrai sens de la justice ; tout au long de ses aventures, il croise les destinées d’hommes et de femmes subissant le joug de la violence, et le Collectionneur se met alors toujours du côté des justes pour défendre l’opprimé contre la barbarie. Tout ceci participe à donner à cette œuvre son caractère profond, riche, complexe, contrasté et plein de ramifications très excitantes pour nos neurones.
Les aventures du Collectionneur sont autant de quêtes spirituelles, et Toppi découpe ses histoires avec une belle fluidité, dans des mises en pages toujours fortes et inventives. Car au-delà du fond, impeccable et jouissif, il y a bien sûr le dessin de Toppi. Et dans « Le Collectionneur », celui-ci atteint des sommets. Chaque planche est un modèle de narration, et chaque case est une véritable gravure sur laquelle on peut passer des heures à admirer le travail d’orfèvre du maître. C’est époustouflant. Un summum dans l’art de la hachure, du contraste entre masses noires au pinceau et modelés aux motifs infinis. L’illustration ci-dessus est l’un des grands moments de l’œuvre, où Toppi engendre une vision fantastique digne des plus beaux comics, et l’on se prend à rêver à ce qu’aurait pu donner un épisode des X-Men de la grande époque dessiné par Toppi (on pense ici aux Sentinelles, évidemment !)… Tout au long de ses périples, le Collectionneur traverse de nombreuses contrées sauvages et désertiques, et ces paysages sont l’occasion pour Toppi d’exprimer toutes les subtilités de son travail de hachures. Droites, obliques, courbes, entremêlées, plus ou moins espacées, se détachant de l’ombre ou bien découpées par d’épaisses lignes, les hachures de Toppi sont un spectacle permanent, fascinant. Il y a une belle et terrible liberté de trait, dans le traité graphique de cette œuvre. Loin de se scléroser, le trait reste vif et plein de caractère, alternant finesse et densité pour créer des images superbes, magnifiques, où les blancs et les noirs cognent sans absorber les nuances alentours. Ci-dessous, quelques exemples des paysages rencontrés dans « Le Collectionneur », pour le plaisir des yeux, tout simplement…
Je crois avoir été assez dithyrambique pour que vous ayez compris le message : ne passez pas à côté du « Collectionneur », ou vous contourneriez une œuvre incontournable !!!
Cecil McKinley, BDZoom