On commence fort avec ce premier tome d’Ut (intitulé Les Venelles de la faim), une œuvre fleuve proposée en trois volumes de 200 pages chacun pour la VF (deuxième tome à paraître en juin, troisième en août). Dans Ut, les hommes n’existent plus. Ils ont été remplacés par des êtres similaires n’ayant plus aucun lien avec notre logique biologique et mentale ; des sortes de clones qui s’entre-dévorent pour se nourrir, qui ne se reproduisent plus mais qui produisent des ersatz de vie : ici, le concept et la réalité d’enfant n’existent même plus. Un monde glaçant, inhumain, qui fait froid dans le dos. C’est un chaos où tout est renversé : êtres vivants et choses inertes sont interchangeables, fusionnés, transformés, produits dérivés d’une certaine idée déshumanisée de l’existence. Nous sommes à la fois dans Lovecraft, Huxley, le gothique et l’expressionnisme ; certes un récit de SF et d’horreur, mais avec aussi en arrière-plan tout un pan de notre histoire, la plus sombre, avec ce portail de corps qui ne peut que faire penser aux camps de concentration nazis – sûrement pas une extrapolation abusive de ma part quand on se rend compte à quel point il est question ici de déshumanisation, d’anéantissement du corps et de la lignée, de la pensée...
Avec Ut, nous plongeons dans un univers dystopique, post-apocalyptique, où plus rien n’existe tel qu’on le connaît aujourd’hui. Quand je dis « plonger », je pèse mes mots, car dès le départ l’auteur et l’artiste ne nous laissent pas le choix, pas le temps, sans aucune explication ou presque : juste un contexte nouveau auquel nous devons nous habituer. Et rien par la suite ne viendra nous donner la main afin de nous éclairer : l’œuvre est volontairement et férocement labyrinthique, mystérieuse, s’éloignant d’une narration par trop linéaire pour mieux nous offrir des séquences étranges dont on ne comprend pas tout, mais qui finissent par faire sens au fil des pages ; en fait, l’auteur fait souvent plus appel à notre ressenti qu’à notre analyse, peut-être pour mieux atteindre notre fibre intime... Je ne vous dirai donc pas grand-chose de l’histoire, car elle ne se raconte pas, elle se lit/vit, mais sachez tout de même que dans ce monde effroyable, les destins d’Ut (homme de main aussi violent qu’ingénu qui semble revivre depuis qu’il a adopté un chat qu’il nomme Léopold), Iranon (un mystérieux être recherchant ses origines tout aussi mystérieuses), Labienus (le sculpteur-architecte-généticien fou), Yersinia (la petite fille insupportable et à moitié cinglée) et quelques autres vont se croiser douloureusement.
Impossible de ne pas parler des dessins extraordinaires de Corrado Roi, digne héritier de Battaglia et Breccia (rien que ça !), qui transcende littéralement le récit. Son sens du noir et blanc est fabuleux, vivant, alliant superbement traits de plume et masses noires du pinceau, découpant les espaces de manière vive tout en y insérant de la matière grâce à une technique de pinceau sec. Bref, on a là un éventail de tout ce qui fait le grand noir et blanc, intense, intelligent, engendrant une puissance visuelle qui confine à la philosophie de l’image tout autant qu’elle nous agrippe les tripes et la rétine avec passion. Ça fait du bien de voir que cette lignée des maîtres du noir et blanc ne s’éteint pas et continue à se réinventer ainsi (l’un de ces nouveaux maîtres du noir et blanc, Zezelj, est aussi édité chez Mosquito : à découvrir d’urgence si ce n’est déjà fait). Ne loupons pas les deux prochains tomes !
Mortelle Culture