Je vous parle assez souvent des éditions Mosquito et de leur publication des œuvres de Sergio Toppi, car cet éditeur et cet artiste me semblent d’un intérêt majeur. Un nouvel album du maestro italien paraît ce mois-ci dans la collection « Nec Plus » : Le Mors aux dents, hommage protéiforme au cheval. Tiré à 1500 exemplaires sur beau papier, cet album cartonné à dos toilé, de grand format, tient toutes ses promesses : c’est superbe.
Le Mors aux dents est l’un des derniers ouvrages réalisés par Sergio Toppi avant qu’il ne disparaisse il y a déjà un an et demi, à l’âge de 80 ans... Les dessins présents dans cet album sont donc des œuvres réalisées sur le tard, nous permettant de constater une nouvelle fois combien ce grand artiste s’est montré extrêmement créatif jusqu’au bout. C’est même passionnant de voir combien plus le temps passait et plus il s’attaquait à son propre style, le triturant, l’extrapolant, s’éloignant de la narration séquentielle pour accéder à des visions hautement graphiques se suffisant à elles-mêmes. Bien sûr, depuis très longtemps ce dessinateur s’est attaché à exprimer les formes et les textures en se démarquant de la norme, utilisant des déformations, des motifs, des découpages originaux où les personnages et les choses sortaient de la case. Mais l’âge avancé venant, Toppi, au lieu de se recroqueviller dans des habitudes anciennement ancrées, s’est libéré pour creuser plus avant ce qui était devenu sa patte. Dès lors, jamais ses déformations n’avaient été aussi prononcées, ni ses motifs aussi puissants, surgissant de l’ombre et créant la forme. Jamais son trait n’avait été si décomplexé, à l’image de ses petits poèmes accompagnant chacune des illustrations thématiques qu’il réalisa au crépuscule de sa vie. On sent même un regain de vie, une folie graphique, une liberté retrouvée. Et le résultat est magistral, d’une beauté à couper le souffle...
Ainsi, ce Mors aux dents n’aurait été qu’une succession de beaux dessins chevalins chez beaucoup d’auteurs, même plus jeunes ; avec Toppi, la vingtaine d’illustrations en pleine page rendant hommage aux chevaux devient analogique, intelligente, maline, extravagante, touchante... débridée. C’est le cheval en majesté et tous les chevaux en même temps que l’on retrouve ici, dans un éventail de visions allant du réalisme cru à la fantasmagorie pure, de la mythologie à l’humour, en passant par l’étrange et l’historique. Cheval à bascule, monture de guerre, licorne, cheval de Troie, cheval ailé, modèle de l’artiste, ou encore... cheval tout court : l’équidé devient sous le pinceau et la plume de Toppi l’incarnation de tous les possibles sans jamais perdre de son authenticité dans ses déclinaisons. L’architecture du corps du cheval, si disséquée et analysée par de grands peintres et dessinateurs depuis l’aube de la Renaissance, prend chez lui une dimension frappante, frôlant l’extraordinaire, où la masse des muscles et la puissance corporelle sont exprimées avec folie, dans des exagérations et même des extrapolations rendant le cheval toujours plus impressionnant. C’est souvent du Toppi pur jus, mais l’exacerbation du trait nous fait parfois penser à Ralph Steadman, ou Ronald Searle. L’artiste a ici resserré sa palette graphique autour d’un violet lorgnant vers le mauve sur lequel l’encre sépia s’inscrit fougueusement à la plume. De manière récurrente, çà et là, de petites stries rouges d’une grande finesse viennent scander quelque violence sous-jacente au propos illustré. Les formes géométriques dans lesquelles s’insèrent les chevaux et les personnages semblent eux aussi se restreindre volontairement au noir, engendrant une homogénéité tout au long de cette galerie éclectique.
Selon la logique établie de cette belle collection, les illustrations trônent en page de droite tandis que la page de gauche nous propose de lire les fameux poèmes-légendes de Toppi qui surplombent un dessin préparatoire plus ou moins poussé en rapport avec l’illustration finale. Ces croquis ne déméritent pas en intérêt face aux illustrations, révélant souvent des recherches au lâcher de trait fulgurant, recelant des idées fortes et inattendues, et des formes incroyablement imaginées. L’ensemble constitue un spectacle visuel et mental de tout premier ordre, nous faisant plonger dans la psyché de l’artiste avec vérité, au sein d’une mise en pages d’une rare sobriété. Que vous aimiez les chevaux ou non n’est pas le problème, ici : il n’est question que de génie artistique, nouveau témoignage de la nature unique de ce dessinateur qui ne cesse d’étonner et de subjuguer par la maestria dont il fait preuve à chaque coup de pinceau, à chaque trait de plume. Son art ne ressemble à rien d’autre et se suffit à lui-même, signe des plus grands artistes.
Cecil McKinley (Mortelle culture)