Wasterlain est une figure historique de la bande dessinée belge, l’un des dignes successeurs des premiers mousquetaires de l’école de Marcinelle (Jijé, Franquin, Morris, Peyo), apportant au journal Spirou une fraîcheur et une originalité qui ont aidé la vieille institution à amorcer un pas vers la modernité et l’air du temps. C’était dans les années 70, mais l’artiste a gardé son regard d’enfant, toujours envieux de créer d’autres merveilles... La monographie qui vient de sortir chez Mosquito permet aux lecteurs de revenir sur le parcours de ce dessinateur génial à travers un long entretien où ce dernier se livre très naturellement... pour notre plus grand plaisir.
Si vous aimez la bande dessinée (et en particulier la bande dessinée belgo-française), alors les noms de Docteur Poche ou de Jeannette Pointu ne vous sont pas inconnus. Mais il n’y a pas que ce gentil docteur magicien et cette vaillante reporter derrière le nom de Wasterlain : il faut y ajouter Bob Moon et Titania, Monsieur Bonhomme, Ratapoil, Gil et Georges, ou encore les Pixels. Au-delà de ces créations réjouissantes, Wasterlain c’est avant tout un univers, un état d’esprit. Une sorte d’hédonisme humaniste à la fois tendre et révolté, sans jamais perdre de vue la dimension humoristique des choses. Wasterlain, c’est aussi un trait, un style particulier où s’allient comme par miracle la rondeur et l’incisif. Avec le Docteur Poche, il apporta au milieu des années 70 un supplément de liberté au journal Spirou, démontrant que l’on pouvait toucher le lectorat de Lucky Luke ou des Schtroumpfs avec d’autres récits et d’autres styles que ceux implantés dans le fameux hebdomadaire. Son style plus angulaire, plus complexe, et son amour de la poésie et de l’éthique tranchèrent avec les « bonshommes à gros nez rigolos » de rigueur, sans casser pour autant une certaine lignée artistique. En funambule inspiré, Wasterlain ouvrit des portes à toute une nouvelle génération de dessinateurs qui s’étaient affranchis de leurs aînés sans jamais oublier leurs racines, à l’instar d’Hislaire (aujourd’hui Yslaire) qui – avec Bidouille et Violette – apporta un certain réalisme tout en lorgnant vers le merveilleux.
Le long entretien (qui constitue la quasi-totalité de cette monographie) est mené par Éric Poelaert, alias Baloo, un artiste qui connaît bien Wasterlain puisqu’il a parfois collaboré avec lui, notamment sur les couleurs des Pixels (c’est toujours mieux quand on sait de quoi on parle !). En répondant librement à ses questions, Wasterlain revient sur l’ensemble de son parcours, de sa naissance à Erquelinnes (ville belge frontalière avec la France) à ses créations actuelles. Bien évidemment, entre ces deux points, tous les moments décisifs de sa vie et de sa carrière sont abordés, que ce soit son appartenance au groupe de blues rock les Rayllisters (eh oui !) ou bien sa vie de bohême, ses débuts au studio Peyo qui furent formateurs mais contrastés, ses premiers projets publiés, l’apparition de Docteur Poche dans Spirou, puis celle de Jeannette Pointu, et puis tous les projets avortés, les occasions manquées, les aléas de la vie d’artiste... Wasterlain est loin d’avoir connu un parcours facile, subissant souvent l’incohérence, la lâcheté, l’irrespect et l’inconséquence de quelques professionnels bien trop doués pour voir un génie lorsqu’ils en ont un devant eux. Malgré cela, Wasterlain a continué contre vents et marées de créer des personnages et des histoires qui ne cessent d’émerveiller les lecteurs, de génération en génération. Une passion. Un cœur. Une grandeur d’âme. Une humilité confondante. Et un humour sans qui rien ne serait possible (à part reprendre une bonne pils).
Que vous soyez fans absolus de Wasterlain ou amateurs souhaitant découvrir les grands artistes belges de la bande dessinée, cette monographie vous ravira. C’est en effet avec un extrême plaisir que l’on parcourt avec l’auteur cette vie d’artiste incroyable, fourmillant d’anecdotes savoureuses et de souvenirs cocasses à la hauteur de l’humanité de ce grand dessinateur. Et puis Wasterlain, c’est bel et bien une partie de l’histoire de la bande dessinée, et à travers son parcours c’est aussi toute une époque qui est évoquée, celle d’une charnière entre les grands classiques et les modernes, celle des studios BD, de la Belgique des bulles et de l’évolution du 9ème art. L’ouvrage est très sympathiquement illustrée par des des dessins, photos, documents rares ou/et inédits, dont de nombreuses (et somptueuses !) dédicaces. Après l’entretien, nous trouvons un texte de Jean-Michel Vernet qui revient sur la notion de territoires de l’étrange dans la série Jeannette Pointu, puis une bibliographie très étayée de Gilles Ratier. Lorsque j’aurai ajouté que la préface de l’ouvrage est signée François Corteggiani, alors vous aurez compris que cette monographie est portée par des passionnés et des amoureux de l’art de Wasterlain. Un moment de bonheur dans ce monde de brutes.
Cecil McKinley