Voici un album tout simplement merveilleux ; je pense même qu’on peut parler de chef-d’œuvre. Pour inaugurer sa nouvelle collection proposant des livres d’images en grand format sur beau papier à tirage limité (appelée « Nec Plus »), Mosquito a choisi d’éditer une version française du « Pinocchio » de Collodi illustré par Massimiliano Frezzato . Un choix pertinent et jubilatoire puisque – comme je le sous-entendais en introduction – cette œuvre est l’un des plus beaux et passionnants livres illustrés par un auteur de bande dessinée qui aient été publiés depuis… une éternité.
Oui, le « Pinocchio » de Frezzato est une pure merveille, un ravissement pour les yeux et les sens, aussi sophistiqué que libre et culotté. On le sait, Frezzato déploie un grand éventail d’expressions graphiques dans ses œuvres, il aime à explorer les différents visages du trait, de la couleur, ne se figeant pas dans son propre style mais recherchant toujours à se surpasser pour accéder à l’essence même du dessin, de sa respiration, de son existence propre, quitte à tout remettre en question. C’est ce courage, ce talent et cette diversité que nous retrouvons ici, l’acuité artistique de Frezzato lui permettant d’aborder sublimement l’exercice faussement facile de l’illustration d’un texte de littérature classique.
Frezzato aurait pu s’endormir sur ses lauriers, sachant pertinemment qu’en invoquant son style le plus établi il serait venu à bout du texte de manière plus qu’honnête. Au lieu de cela, il a pris tous les risques : ses illustrations de « Pinocchio » empruntent plusieurs directions stylistiques, passant du réalisme au cartoonesque sans dichotomie, utilisant les techniques les plus appropriées selon lui pour exprimer l’esprit d’une scène avec le plus de force et de cohérence sensible possibles, en adéquation avec l’émotion du moment décrit. C’est ainsi que l’on passe de l’encre au pastel, de la peinture aux crayons de couleurs. Mieux : à l’intérieur même de ces techniques, Frezzato module les gradations de styles, ne peignant parfois que les quelques touches nécessaires pour faire apparaître les formes et installer une atmosphère, mais réalisant aussi des peintures extrêmement abouties, fourmillant de détails, complexes, bariolées ou sombres.
Ses images, comiques ou poignantes, fantastiques ou poétiques, sont loin de s’éloigner d’un soi-disant esprit d’ensemble de l’œuvre de Collodi, ce dernier ayant lui-même instauré un univers kaléidoscopique dans son livre, un conte baroque aussi réaliste que fantasmatique, abordant des sujets fondamentaux de l’existence en les faisant constamment basculer dans l’imaginaire pour mieux en retirer le sens. Aussi féerique que cauchemardesque, « Pinocchio » est une œuvre du contraste, un conte initiatique où Perrault rencontrerait la commedia dell’arte. Sur ce point, Frezzato a excellé, nous offrant un univers extrêmement riche visuellement, engendrant en nous de multiples émotions. Nous sommes tour à tour émerveillés, terrifiés, amusés… souvent fascinés. Rares sont les ouvrages qui ont une telle force artistique et cognitive, nous parlant au plus profond de nous avant même qu’on en pense quoi que ce soit. Chaque image de Frezzato nous frappe la rétine avec amour, et l’on ne peut qu’être subjugué et heureux de regarder pareils bijoux picturaux.
Frezzato a aussi fait preuve d’un grand sens de la composition, pour réaliser ces dessins. Cadrages et dimensions varient d’une image à l’autre, certaines peintures étant même abordées en tant que diptyques, triptyques, ou selon des fragmentations multiples savamment agencées. L’ensemble de ces illustrations pourrait constituer une méthode de dessin parfaite, déclinant toutes les possibilités de cet art. La couleur et la lumière y sont particulièrement bien mises en avant, l’artiste utilisant aussi différents supports, de la toile au papier – le papier étant lui-même parfois coloré pour explorer la technique de la sanguine. On sent que Frezzato a été plus qu’inspiré en réalisant ces images : la poésie, l’humanité, le désespoir et l’espérance transpirent dans chaque dessin, chaque peinture, abolissant les frontières de l’âge et les différences entre les êtres, ouvrant la voie sensible à tous pour vibrer sur le texte de Collodi et accéder à nouveau à ce que nous avions perdu. On ne pouvait pas faire meilleur « Pinocchio », tout simplement…
Certes, les aficionados de Frezzato pourront regretter que la présente édition ne reprenne pas l’intégralité des dessins de l’édition italienne, mais elle nous en propose néanmoins un très large choix, qui plus est dans un format bien plus grand que chez nos amis italiens. Et ça fait toute la différence ! En effet, l’édition exhaustive originale, de moyen format, ne rendait pas justice au merveilleux travail de Frezzato : bien trop petit pour en tirer toute la beauté nuancée. Le grand format de la collection « Nec Plus », lui, rend véritablement hommage à l’art de Frezzato (25x34cm). S’étalant parfois sur une double-page, ses peintures prennent tout leur ampleur, se déployant avec bonheur. On peut réellement parler de beau livre. Et n’oublions pas l’esprit caustique de Frezzato qui dépoussière l’image d’un Pinocchio devenu trop lisse dans nos consciences pour le faire revivre avec plus de vérité que jamais auparavant. Une vérité qui – entre deux éblouissements et de nombreux sourires – nous émeut parfois jusqu’aux larmes.
Un « Pinocchio » à la fois déjanté et très respectueux de l’œuvre initiale qui comblera esthètes, enfants, littéraires, adultes, et toute personne souhaitant rêver très loin… Brrrrravissssssssimmmmmmo, Frezzzzzzzato !
Cecil McKinley, BDZoom