On ne remerciera jamais assez Mosquito d’éditer ce magnifique auteur contemporain depuis maintenant plus de dix ans. Cela démontre une fois de plus combien cet éditeur à l’œil et le goût pour repérer les grands artistes, mais aussi pour les soutenir avec passion puisque « Sexe & violence » est le neuvième album de Zezelj qui sort chez Mosquito.
Le dernier album en date de Zezelj qu’avait publié cet éditeur était « King of Nekropolis » en 2009, une œuvre sublime que j’avais chroniquée de manière dithyrambique sur ce site. Car selon moi, « King of Nekropolis » reste à ce jour le chef-d’œuvre de Zezelj. Il y a tellement de talent et d’intelligence dans cet album que ça en fait bouillonner la rétine et le cerveau. Une œuvre comme une incandescence, une merveille de graphisme et de découpage, et une humanité bouleversante. Comment appréhender une nouvelle œuvre de Zezelj après avoir lu « King of Nekropolis », cette déflagration ? Comment pourrait-il faire mieux ? C’est un peu la question idiote qui vient toujours à nous lorsqu’on a été transcendé par l’œuvre d’un auteur. On espère et on redoute. Mais « mieux », ce n’est pas forcément un mouvement d’escalade ; ce peut être aussi la différence, la nuance… La richesse, donc. Après de telles émotions, j’avais si peur d’être « déçu » en ouvrant cet album... En le refermant, j’étais totalement bouleversé.
« Sexe & violence »… Derrière ce titre provocateur se cache une œuvre d’une immense sensibilité, d’une très grande pudeur, elliptique, poétique et profonde, mais aussi crue et brutale. Présentée comme un road-movie, cette histoire est en fait un kaléidoscope d’impressions, de sensations, une plongée dans le destin en bout de course de trois personnages, souvenirs réels et réalités fantasmées s’entrechoquant dans des va-et-vient narratifs et graphiques dont l’auteur a le secret. Le personnage principal est un soldat qui se fait tuer lors d’une opération militaire urbaine. L’album s’ouvre sur la séquence de ce décès brutal, et dès lors cet homme nous parle des deux femmes de sa vie : sa sœur, et sa femme. Est-il en train d’agoniser alors qu’il nous narre le portrait et le destin de ces deux femmes ? L’album en son entier n’est-il que l’expression des dernières pensées de cet homme abattu comme un chien dans le sale jeu de la guerre ? Peut-être… Nous ne sommes sûrs de rien, dans ce récit, nous devons appréhender les faits dans leur nébulosité, accepter de plonger dans quelque chose que nous ne maîtrisons pas mais qui – tout au fond de nous-mêmes – nous parle très fort. Croate, Zezelj a profondément été marqué par les conflits survenus en ex-Yougoslavie à la fin du siècle dernier ; ce n’est pas pour rien qu’il a fait des illustrations pour Amnesty International. Le thème de la guerre, de sa violence et de sa stupidité, se retrouve donc une nouvelle fois mis en scène par l’auteur. Ici, il n’apparaît qu’en introduction – véritable déclencheur du récit – pour très vite laisser place à la « vie d’après » de ces deux femmes. Mais il ne cesse de ronger l’espace par des récitatifs où aucun des personnages ne parle durant tout l’album à part le mourant, en voix off… Une litanie nous positionnant dans le champ de la mort, regardant de loin mais au microscope la beauté parfois en sursis de celles qui vivent là-bas, tout là-bas…
Après s’être enfoncée dans la précarité, sa sœur est en train de plonger dans la folie, habitant seule dans un cinéma en ruines et faisant de drôles de rêves où l’on tue l’expression artistique, où inlassablement le système broie et recouvre les espoirs de son pragmatisme meurtrier. Et la couleur sur les murs s’évanouit tant autant que les êtres s’effondrent. Le thème de l’inscription, de la trace, est fondamental chez Zezelj. Il stigmatise le combat contre la répression des idées et de la pensée, de l’expression artistique et de la libre parole. Il s’en sert comme métaphore afin de ne point foncer tête baissée dans l’expression hardcore de la révolte. Une révolte pourtant légitime… La femme du narrateur, elle, apprend la mort de celui-ci par un courrier et doit maintenant faire face à l’avenir sans lui, la vie sans lui, puisque tout s’est arrêté abruptement le temps d’une balle logée dans un corps. Elle va prendre sa voiture et parcourir les grandes étendues de villes et de campagnes, s’arrêtant en route pour aller voir son père et parler avec lui, puis continuant son périple sans but pour se rendre au seul endroit qu’elle puisse supporter. Cet homme et ces deux femmes constituent un triangle narratif et affectif qui structure le récit par les liens qu’il crée malgré la solitude des êtres.
Le ton employé par Zezelj pour aborder cette histoire de vie et de mort, d’amour et de violence, est direct et concis. Il ne parle pas tout le temps, coupant court à une logorrhée certes séduisante mais qui aurait enfoncé le récit dans un bourbier pathogène où la lumière n’aurait pas pu surgir telle qu’elle le fait ici. Car même si les paroles du narrateur témoignent d’un désespoir déchirant, il n’en reste pas moins que ce qui frappe le plus dans cette œuvre est cette soif de lumière inextinguible malgré l’horreur des faits. Zezelj choisit ses mots, les place savamment pour créer des rythmes de silence et de pensée, les distille avec précision. Zezelj est un grand et véritable auteur car il sait autant structurer son œuvre avec les mots qu’avec les dessins, abordant les deux facettes avec la même acuité. La place des mots dans la planche, dans la case, est ici un acte créatif en soi, devenant fragment du dessin. Oui, c’est ça. Zezelj ne se contente pas de raconter des histoires en images, il fait partie des rares à savoir à ce point faire des mots et des traits un ensemble où esthétique, composition et sémantique fonctionnent dans une telle globalité d’esprit.
Mais je ne peux évidemment pas finir cette chronique sans vous parler du dessin de Zezelj sur cette œuvre… Après le foisonnement de l’esthétique quasi-scientifique de « King of Nekropolis », Zezelj s’offre ici une liberté de trait plus brute, évitant le plus possible les fioritures pour ne garder que les contrastes les plus forts, poussant même jusqu’à l’abstraction. Nous retrouvons ici tout ce qui fait de Zezelj un grand artiste : composition des planches redoutablement maîtrisée dans leur découpage, leur rythme, et la circulation générale des lignes et des traits qui s’inscrit sur plusieurs couches visuelles, définissant ainsi d’autres liens de lecture. La vision d’une planche de Zezelj est toujours un choc. Il en va de même pour son sens aigu du contraste et des volumes qu’il crée dans un équilibre des masses parfait et un rendu très expressif. On notera que dans « Sexe & violence », Zezelj a fortement expérimenté la place du blanc, du vide, peut-être plus que dans d’autres œuvres. La place de la lumière, du soleil – qu’on nomme plusieurs fois comme on invoquerait la vie – y est prépondérante, brûlant souvent le contour de ce qui est dessiné, envahissant l’espace de sa blancheur de plus en plus aveuglante… Je pourrais encore vous parler longtemps de cet album et de cet auteur, mais je pense que vous avez compris combien je vous conseille plus que vivement de découvrir ou de lire à nouveau Zezelj, l’un des plus grands artistes contemporains de la bande dessinée mondiale. Son « Sexe & violence » est une œuvre tout simplement sublime, humainement bouleversante. Superbe.
Cecil McKinley, BDZoom