LES MARGES DU QUATTROCENTO.
La première édition de la série « Rebecca », publiée en France en 1985, eut un succès critique relativement important avant de sombrer dans l’oubli. Même si cette suite de pérégrinations, ponctuées de rencontres improbables, a fini par s’effacer des mémoires, elle demeura malgré tout, pour quelques-uns, une œuvre de référence. Le premier tome, tout particulièrement, marqua les esprits en raison de ses qualités graphiques et de son contenu pour le moins singulier.
Le récit s’inscrit en effet dans la vague du roman graphique des années mille neuf cent quatre-vingt avec, en prime, un ton résolument plus sombre et peut-être plus incisif que la majorité des récits de ce type. C’est pour cette raison que l’on a eu sans doute tort de mettre sur le même registre l’héroïne de Queirelo et Brandoli avec le Corto Maltese de Hugo Pratt. A l’instar des narrations de Didier Comès ou de José Muñoz, « Rebecca » fourmille d’expérimentations graphiques et de partis pris narratifs innovants qui théâtralisent toutes les scénettes qui la composent. Par-delà le génie de Pratt, ce sont aussi des œuvres plus adultes et un peu plus exigeantes que les aventures du célèbre marin. Le dessin d’Anna Brandoli se veut souvent expressionniste tant les ombres sont étirées et déformées afin d’accentuer les tensions et les moments dramatiques. La dessinatrice aime aussi faire usage de plongées et de contre-plongées qui elles aussi déforment les expressions et les faciès, toujours dans le but de dramatiser et dynamiser le récit. Son style est, quant à lui, le plus souvent composé par des traits épais minimalistes, presque grossiers, et des aplats noirs denses. Mais au fil des pages on découvre que la ligne peut devenir ciselée et que le blanc peut prendre le dessus sur les ombres, selon les nécessités de la narration. Quelques changements de graphisme encore plus radicaux interviennent pour relater une légende, une anecdote passée ou un épisode religieux. Brandoli raconte ainsi, brièvement, comment Lucifer fut précipité aux enfers au moyen de dessins très stylisés qui rappellent quelque peu ceux d’une tapisserie et d’un vitrail.
Chaque apparition d’un nouveau figurant fait l’objet d’un titre énigmatique, en forme de dicton, en début de chapitre ; ces invités sont présentés au lecteur à travers une anecdote, parfois digressive, avant de s’enchâsser dans le récit. Tous les acteurs ont en commun un destin sur le point d’être bousculé, comme s’ils étaient en attente d’un évènement ou d’un tiers pour les faire aller de l’avant. Certains sortent de leur inertie pour de bon, pendant que d’autres tombent dans le précipice. Comme on peut s’en rendre compte, la vie et la fortune en ce début de quinzième siècle ne tiennent pas à grand-chose. La rencontre entre Mercurio et Rebecca – le personnage central de la série – se produit alors que le premier est pourchassé par des spadassins. Son refus de répondre favorablement aux avances d’une abbesse et ses moqueries à l’encontre des argousins dépêchés par cette dernière pour le rudoyer, lui valent une sentence de mort.
On comprend plus tard que les deux brutes sont tuées par deux femmes, prostituées occasionnelles, contraintes également au cannibalisme. Ce type d’anecdote, qui peut sembler de prime à bord trop extraordinaire pour être vrai, était pourtant relativement fréquent jusqu’à la fin de la Renaissance ; Plusieurs chroniqueurs comme Raoul le Glabre (985-1047), historiographes et hommes de loi (dans « les annales Mosellanes » de 703 à 798, par exemple) évoquent des épisodes de ce type malgré le tabou que l’anthropophagie représente. Le scénariste Renato Queirolo tient à rendre compte de cette époque, aussi et surtout, à travers des marginaux et des petites gens qu’ils soient tziganes, benandantis , meuniers, barons déchus, drapiers juifs, mendiants, exécuteurs des basses œuvres ou alchimistes ratés. Cette démarche globale, qui consiste quelque peu à aborder l’Histoire par le petit bout de la lorgnette, délivre une idée assez fidèle de ce que pouvait être l’Italie du Quattrocento. « Rebecca » n’est pas pour autant qu’une simple galerie de personnages ou une suite de mésaventures. Les auteurs ont tenu à transporter une idée d’élévation en lien avec les bouleversements de la Renaissance. L’album commence en effet dans la noirceur, avec un fait divers qui évoque davantage le moyen-âge que le Quattrocento. Petit à petit l’histoire s’humanise et bascule vers la lumière. L’obscurantisme, la cruauté et la corruption s’effacent ou cèdent devant une aurore ou plus exactement, la promesse d’un jour nouveau. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le dessin d’Anna Brandoli passe d’un noir profond, à un trait de plus en plus épuré. Et c’est sur cette promesse d’un avenir meilleur que les personnages se quittent. Toutes ces spécificités réunies font du premier tome de « Rebecca », une œuvre hors norme de grande qualité.
Trois ans plus tard, comme le laissait entendre la fin du récit initial, le tandem Brandoli et Queirolo donnèrent une suite dispensable à ce premier tome. En France, ce qui devait être contenu dans un seul album, fut saucissonné en deux pour des raisons éditoriales un peu absurdes. Il semble effectivement que les éditions Glénat aient voulu faire rentrer la série, à tout prix, dans la collection « Vécue ». Plutôt que d’encourager les auteurs à poursuivre sur leur lancée, l’éditeur a permis une mise en couleur gratuite et bâclée qui noie en grande partie les qualités du dessin ainsi que la mise en scène pensée par Queirolo. Il reste au bout du compte un premier opus, unique en son genre, qui mérite d’être visité comme un grand classique du neuvième art.
Kamil Plejwaltzsky
Kamil Plejwaltzsky