Après un début de carrière traditionnel dans l’Italie des années 1950 et en France, dans des revues pour enfants comme « Rintintin », Sergio Toppi est peu à peu devenu un auteur inclassable, tant graphiquement que littérairement… Et de ce fait, important dans le panorama de la bande dessinée !
Il est bien sûr resté très classique encore dans ses collaborations avec les éditions Larousse, il l’est devenu beaucoup moins déjà dans les épisodes qu’il a signés de la série « Un homme, une aventure » chez Dargaud, à la fin des années 1970.
C’est à partir de cette série que Sergio Toppi a commencé à s’intéresser avec de plus en plus d’acuité, au travail du noir et blanc et au plaisir de construire une planche à partir d’oppositions, voire de simples contrastes. On peut dire de lui que, ce faisant, il a dépassé le sens même des codes de narration du neuvième art pour y mêler un sens de l’illustration pratiquement absent jusque-là, me semble-t-il, sauf peut-être chez Breccia ou Battaglia.
Fable toscane & autres récits
Sa carrière, d’ailleurs, paraît se diviser, dès lors, en deux pans : la BD et l’illustration. Mais ce n’est qu’une apparence, parce que, au fil des années, et jusqu’à son décès en 2012, il n’aura de cesse de prendre plaisir à mélanger les genres, les rythmes, à rechercher de nouvelles voies narratives, faisant ainsi de son dessin un support de plus en plus indépendant de toutes les habitudes de la bande dessinée.
On peut dire de lui que l’emprisonnement dans un seul moyen de communication ne lui convenait pas… Et alors que la BD se construisait de manière horizontale, il a décidé qu’une planche pouvait aussi se lire uniquement verticalement et qu’un seul dessin en pleine page pouvait en raconter tout autant qu’une dizaine de vignettes agencées mathématiquement.
C’est cela qui, peut-être, caractérise le plus son art : le refus de règles mathématiques et la nécessité absolue de raconter une histoire, quelle qu’elle soit, en toute liberté. Liberté de trait, de construction, de ton, d’écriture.
Cet album-ci rassemble cinq de ses histoires. Cinq nouvelles dessinées, ai-je envie de dire, dans lesquelles se retrouve l’influence d’un fantastique cher à la littérature flamande, ou belge… Mais cette influence n’est-elle pas, finalement, celle de toutes les légendes et fables qui, des campagnes de Scandinavie jusqu’aux vignes des Pouilles, aiment à promener l’humain dans les territoires mystérieux de l’ailleurs, de tous les ailleurs, même et surtout les plus proches ?
« Les Choses cachées » est un récit presque totalement muet, mystique, et qui se fait réflexion sur la violence innée dont souffre l’humanité.
« Le Manteau de Saint-Martin » nous plonge dans un Moyen-Âge sans troubadours ni amour courtois, mais avec des chasses aux sorcières qui permettaient toutes les horreurs, toutes les vengeances… Et toutes les espérances en d’inattendus miracles !
« La Fable toscane », elle, est ancrée dans le quotidien d’un petit village de Toscane. Une fable dont on retrouve le contenu dans bien des légendes et des contes à travers le monde. Un menuisier, conteur par ailleurs, s’endort sous un arbre et se réveille des années plus tard dans un monde qu’il reconnaît, certes, mais qui, entretemps, s’est modernisé. Il s’y habitue, mais un jour, il retourne près de son arbre, qu’il n’aurait jamais dû quitter comme le dit Brassens, et s’y rendort…
« Quoi de plus banal qu’un incendie » nous raconte la peur du diable et de ses créatures lorsque le mal que l’on subit se révèle inexplicable. C’est sans doute la nouvelle du livre qui illustre le mieux tout le génie de Toppi pour raconter des histoires « différemment » !
La dernière nouvelle dessinée de ce livre, « Roland viendra », est la plus symbolique de tout l’album, puisqu’elle met en scène à la fois l’Histoire de Roland et de son cor, sa légende, la façon de mêler les deux afin de raconter une aventure humaine, pour, finalement, réduire cette humanité à celle de pantins tenus par d’invisibles fils.
De l’inutilité de l’espérance à la possibilité de l’inespéré, de la fuite du temps au sommeil des heures, de la mort assumée aux combats victorieux, Sergio Toppi évite soigneusement l’emphase et le regard convenu sur l’Histoire, pour nous livrer, simplement, ses regards, toujours changeants, sur l’humanité à travers les âges de notre civilisation…
(par Jacques Schraûwen)
Actua BD