Nocturne Vénitien : amour et mort dans une Venise crépusculaire
Un roman graphique intense, intimement poétique, graphiquement sans faille ! Un livre original et parfaitement abouti !
La bande dessinée traditionnelle utilise souvent, très souvent même, une construction, tant au niveau du dessin que du scénario, par séquences. Elle retrouve ainsi, au-delà des mots, une linéarité visuelle proche du cinéma.
Le roman graphique, lorsqu’il ne se contente pas de compter plus de pages qu’une BD classique pour faire « intello », se doit de choisir d’autres voies narratives. Et, dès lors, parfois, d’emprunter à la littérature sa spécificité, celle des chapitres.
À ce titre, déjà, Luca Russo ne souffre aucune critique pour cet objet graphique superbe qui parle de la vie, de l’ailleurs, de la mémoire, de la souffrance, de la passion, de l’art et de ses créations.
Nocturne Vénitien : amour et mort dans une Venise crépusculaire
À Venise, un pianiste se prépare, sans doute, à un concert. Il s’enfouit, en même temps, dans une mélancolie faite essentiellement de tristesse. Face au spectacle d’une ville qui garde, la nuit venue, une lumière puissante, tantôt envoûtante, tantôt d’un sombre étincelant, ce pianiste se glisse dans le souvenir.
Celui de Giulia, compagne et inspiratrice, celui des promenades, à deux, face à la mer, face au silence, face aux couloirs des musées vénitiens. Ce sont ces souvenances qui deviennent, pour ce musicien éperdu de mémoire et de passion, des miroirs déformés et déformants d’un passé obsédant.
Parce que Giulia, malade, est aussi pour cet artiste hors du temps, le fantôme d’une peur et de doutes incessants. Cette maladie, cette mort annoncée, cette lourde absence de l’aimée diaphane, c’est tout cela qui empêche cet homme d’être créateur plus que créature, de laisser la musique se livrer à ses doigts de pianiste solitaire.
Ce livre aux véritables envoûtements, tant littéraires que graphiques, raconte une histoire dans laquelle présent et passé se mêlent sans cesse. Et ce n’est que petit à petit qu’une intrigue se dessine vraiment, que l’amour omniprésent laisse la place à la mort programmée, et qu’on comprend cette solitude amère de l’artiste, une solitude qui ne naît pas uniquement de son statut de créateur, mais d’une souffrance qui est celle du refus viscéral de la mort de l’aimée.
La tristesse est un miroir déformant. L’amour est un rêve, la maladie un cauchemar. L’art n’est pas une porte de sortie. Le temps qui passe, et que l’on sent passer au fil des pages de ce livre, ce temps ne brise jamais les chaînes de la mort.
Ce livre est d’abord un régal pour les yeux. La lumière, même sombre, des couleurs de Luca Russo, faites d’un mélange de techniques picturales, rend un hommage somptueux à Venise, une Venise qui n’a rien de celle des touristes pressés. Les fondus-enchaînés que cet auteur utilise lui permettent aussi des raccourcis tout en douceur, et des portes ouvertes vers des symbolismes plus que proches du surréalisme. Il y a les clés, que l’on pourrait croire confiées à ce livre par Dali, il y a des personnages erratiques qui n’auraient pas déplu à Magritte.
Ce livre, en fait, est l’œuvre d’un peintre qui nous parle d’un musicien. Et, dès lors, tous les symbolismes se font ceux de l’art et de la création. L’art s’y révèle, en effet, aussi fantomatique que cet amour porté par un musicien à une femme qui, absente, ne l’est peut-être pas vraiment !
Un livre superbe, qui dénote dans une production dessinée trop souvent routinière. Un livre qui parle autant à l’intelligence qu’à la sensation et qui ne dénotera pas dans toutes les bonnes bibliothèques éclectiques !
(par Jacques Schraûwen)
Jacques Schraûwen (Actua BD)