Parfois les récits se perdent dans leurs intentions, au point d’en négliger l’essence même de chaque histoire : les personnages. Les fictions les plus denses, les plus marquantes sont toujours celles qui se lisent à travers le regard de femmes et d’hommes suffisamment creusés et taillés dans le vif pour susciter l’empathie, ou, a contrario, l’aversion. Les récits fantastiques, les fables et la fantasy n’échappent pas à la règle. Car ces récits ne peuvent se contenter de décrire seulement un univers construit de toute pièce qui virerait à une stérile contemplation dénuée de sens. C’est justement en raison de l’univers construit patiemment d’en l’imaginaire d’un auteur avec sa géographie, sa cartographie, son organisation sociale, la richesse de son corpus de mythes et de légendes, que le contrepoids offert par les personnages s’avère plus que nécessaire. Dans Ronkoteus Arto Paasilinna observe les protagonistes de son histoire. Il se place de fait en acteur de l’action qu’il déroule patiemment. Peu de cases mettent en avant autre chose que les échanges et les partages entre les hommes. De fait le récit parvient à merveille à maintenir tout du long cet équilibre fragile entre univers et personnages, signe des plus grandes narrations. Il ouvre donc ce dossier qui s’attache aux femmes, aux hommes et à ses petits personnages étranges qui peuplent parfois nos imaginaires les plus débridés...
Accompagné de ses aigles Ronkoteus traversait le ciel pour fondre toujours plus loin vers les terres du sud, avide de savoir, de partage et avec cette idée que l’expérience glanée de ses séjours, au contact direct d’autres civilisations pour lesquelles rites, croyances et manière de vivre divergeaient en tout point de ceux de son nord natal, pouvait permettre à son peuple de s’élever toujours plus haut. Certains le prenaient pour un Dieu, d’autres pour un messager, d’autres encore pour un fou, mais, partout où il passait, il ne laissait pas indifférent. Pour son savoir des terres nordiques, sa capacité d’écoute et son humanisme qui attiraient la sympathie des hommes même les plus guerriers. Lui n’avait pour seule occupation et désir formel que de traverser le ciel, de se laisser porter par les vents dont il maîtrisait la science, pour cartographier les terres inconnues de son peuple, pour percevoir l’intérêt de vivre ailleurs et d’en rapporter les savoirs consignés. Tout débuta un jour de printemps, cette saison où les vents, encore capricieux, mènent la vie dure aux hommes décidés à braver le grand lac Pielinen. Ils étaient une cinquantaine répartis en trois clans formant une petite tribu originaire du Lac Ladoga. L’hiver, ils restaient dans leur campement pour chasser le phoque et récupérer de la viande et de la graisse qui garnissaient copieusement des tonneaux consciencieusement scellés. Lorsque de meilleurs jours pointaient à l’horizon et que le ciel s’obscurcissait plus lentement les hommes se rendaient vers leur campement d’été où ils pratiquaient la chasse au renne. Ronkoteus était l’un d’eux, pas forcément le plus fort ou le plus autoritaire, mais assurément le plus mystérieux. Il formait un clan avec celle qui partageait sa couche la belle Nuage ombrée qui devait lui donner deux belles filles. Ronko l’ancien, son père, avait domestiqué des faucons et un aigle pour l’aider dans ses parties de chasse. Ronkoteus poursuivit cette tradition familiale avec des résultats au-delà de toutes espérances. Jusqu’au jour où, par accident, et alors qu’il voulait s’adonner au ski tracté par ses aigles, il tutoya le ciel. Dès lors l’homme voulu tirer profit de cette découverte. Il éleva très vite de nouveaux rapaces avec l’idée de maximiser le portage dans les airs et conçut un attelage défiant la gravité. Ronko l’ancien avait bien compris que son fils pouvait gagner à étudier ce nouveau moyen de locomotion. Porté par ses aigles il pouvait se transporter avec rapidité à des distances inconcevables pour les hommes du nord : Toi qui es jeune tu devrais voir grand, te montrer ambitieux, changer la face du monde ! Va, mon fils, découvrir où finit le monde et où règnent Ukko Ylijumala et son fils Rutja. Va et reviens nous dire où se termine la terre, quel est le sens de la vie et de la mort, où demeurent les Dieux et où coule le fleuve des enfers de Tuonela. Ronkoteus s’exécuta. Il le fit pour le bien de son peuple et pour cette soif de savoir qui devait lui faire titiller les sommets de la connaissance, capables de l’élever au rang, si ce n’est d’un surhomme ou d’un Dieu, d’un véritable héros de son peuple...
Les contes de la tradition nordique et notamment finnoise ont survécu au temps par transmission orale. Le risque qu’ils disparaissent en même temps que leur dernier conteur incita un homme du nom d’Elias Lönnrot à les consigner dans un épais manuscrit qui fut publié en 1835 sous le nom de Kalevala. Cette première version comprenait des histoires glanées auprès de bardes, de pleureuses ou d’anciens érudits des villages les plus reculés du pays, principalement en Carélie. Un texte qui, enrichit en 1849, devait compter un peu moins de 23000 vers. On y suit notamment le destin de Väinämöinen, un barde magicien, considéré comme un véritable Dieu. C’est à ce personnage qu’Arto Paasilinna s’intéresse ici en plus de porter une attention réelle aux mythes fondateurs de l’identité finnoise. Pour l’accompagner dans cette fabuleuse épopée il confie au dessinateur Hannu Lukkarinen le soin de représenter graphiquement ce qui deviendra la genèse du Kalevala. L’album paraitra en 2002 en Finlande, une version sera publié en 2011 en Italie avant qu’elle ne sorte aujourd’hui en France, aux éditions Mosquito qui publient, depuis début 2011, l’œuvre de Lukkarinen (série Nicholas Grisefoth). D’un point de vue formel le texte de Paasilinna garde la marque de son auteur, notamment cette importance dans la description de portraits d’hommes et de femmes singuliers, un peu en marge, mais qui renferment de véritables pépites intérieures. Dans ce récit astucieusement construit, nous suivons les pas de Ronkoteus, homme valeureux, un brin aventureux qui va maitriser l’art de voler. Il partira au loin vers le sud à la rencontre des peuples celtes, gaulois, germaniques, s’aventurera jusqu’à la Méditerranée puis se rendra dans le royaume d’Assyrie qui développe depuis un certain temps l’art de l’écriture, un savoir inconnu des peuples nordiques. La division en chapitres donne du rythme au récit qui ne se perd jamais dans des longueurs superflues. Ici chaque moment partagé offre une compréhension supplémentaire du personnage principal. Le style Paasilinna avec cette verve sans pareille dans les dialogues et ce léger ton décalé donne au récit la dimension qu’il mérite. Cette dimension se lit aussi dans la réflexion ouverte sur le sort réservé aux femmes, sur le destin des prisonniers et des esclaves ainsi que sur le rôle des anciens au travers du personnage de Ronko l’ancien. Des sujets habilement inclus dans la trame principale qui s’en trouve renforcée et densifiée. Une trame qui se veut une ouverture au fameux texte consigné par Lönnrot comme l’atteste le titre du dernier chapitre, Naissance du Kalevala. Le dessin de Lukkarinen garde cette rugosité du climat qui se lit sur les visages martelés par le froid. Il dépeint avec une précision chirurgicale ces hommes du nord qui souffrent, se courbent parfois sans se résigner, survivent pour transmettre et avancer toujours plus loin. Si Ronkoteus part au loin à l’aventure, les planches ne virent jamais dans la facilité de la contemplation. Bien au contraire le récit porte sa principale attention sur les personnages, sur les liens qui les unissent, sur les tensions qui les animent et cette soif d’apprendre. Le dessin offre de fait un fabuleux trombinoscope de destins explicités, narrés avec souvent se brin d’humour accentué notamment par le caractère volage de Ronkoteus qui ne se refuse jamais aux femmes des villages qu’il traverse lorsque les hommes sont partis à la chasse ou en guerre. Un héros avec ses faiblesses mais aussi et surtout sa sagesse, son sens de l’observation et cette dévotion à mieux comprendre le monde pour le bénéfice de son peuple. Une saga magnifique dans ses intentions et remarquable dans sa réalisation.
Seb (Maxoe)