On a beau connaître et apprécier l’art de Toppi, la lecture de cet album nous laisse encore une fois sur le c.., tant ce dernier ne cesse de nous subjuguer par l’originalité du ton employé, les directions narratives qu’il prend, et bien sûr ses merveilleux dessins élevant l’art de la hachure et du contraste au plus haut niveau, structurant des mises en pages de fou où les éléments et les phylactères tressent l’espace comme nulle part ailleurs. Point. Ma chronique pourrait s’arrêter là. Car dois-je vraiment encore écrire sur l’évidence même – ici le génie de l’auteur, de l’artiste ? Ne reste que la lecture, le regard, l’admiration qui nous étreint comme si nous n’étions qu’une grande rétine spongieuse, toute entière hantée par ce que l’on voit au fil des pages. Ils sont rares, les très grands artistes pouvant nous subjuguer toujours plus tout en maintenant la cohérence de leur univers ainsi, dans une évolution n’oubliant jamais les ramifications ni la longue sédimentation du style… Toppi surpasse bon nombre de ses contemporains par son obsession sans cesse réitérée et sa soif du trait, inextinguibles. Du haut de ses bientôt 80 ans, il continue aujourd’hui de réinventer son art en recherchant une liberté graphique sans fin… « Un dieu mineur » reprend trois histoires parues en Italie entre 1979 et 1993, regroupées thématiquement sous le sceau du conte d’hiver. Mais comme souvent avec Toppi, les récits vont glisser vers l’inconnu, le fantastique, car au-delà des hommes vivant dans les grands froids nordiques et montagneux se profilent d’autres personnages, plus énigmatiques, plus inquiétants, pouvant balayer les ambitions des hommes en usant de la malignité de ces derniers.
« Aioranguaq », la première histoire, nous raconte la journée extraordinaire d’un Inuit perdant son nom à cause d’une divinité. Un homme peut-il vivre sans nom ? Il semblerait que non… Puis « Pribiloff 1898 » nous plonge dans le quotidien de marins chasseurs de phoques. L’un d’entre eux payera très chère sa cruauté envers le monde animal, oubliant que – quelque part – des divinités de la nature veillent… Contrairement aux deux premiers récits, la narration d’« Un Dieu mineur » est abordée selon le point de vue de la divinité, et non des hommes. Ce Dieu mineur nous parle lui-même de son existence et de ses cas de conscience. Un Dieu sombre, quelque peu cynique, sans être totalement tyrannique – ce qui le rendrait encore plus inquiétant ? Quoi qu’il en soit, ce Dieu a un problème avec un homme qui le défie par sa seule existence. On retrouve dans ces trois contes blancs les obsessions de Toppi sur l’ambition des hommes et le respect de la nature, l’humilité et les croyances, et surtout la magie qui se cache sous l’apparence, part invisible mais agissante qui donne du fil à retordre à cette humanité ayant des idées de grandeur absurde. Le ton employé par Toppi est toujours aussi étonnant, humaniste mais sarcastique, parfois même dérangeant dans ses accès de lucidité, faisant de son œuvre une véritable tragedia dell’arte. Quant au dessin, c’est encore une fois du très grand art, et certaines planches ne peuvent que nous laisser pantois d’admiration. Ainsi, on pourrait rester des heures à admirer les motifs minéraux et végétaux de la planche qui inaugure l’album, entre épure et complexité, jouant du contraste entre les deux. Et que dire du travail de la coque du bateau dans « Pribiloff 1898 », sorte de patchwork de rectangles diversement hachurés, à part que c’est une une pure merveille ? Dans la même histoire, une pleine page muette nous montre le « héros » s’éloignant dans le paysage, case unique et géante entièrement dédiée au dessin de la roche glacée, dans toutes les nuances que revêt la matière selon les ombres et les lumières : wonderful !
Ces trois contes donnent l’occasion à Toppi de laisser libre cours à son goût du dessin animalier et de la description du minéral tout en se penchant au plus près de la psychologie humaine. Un équilibre parfait entre protagonistes et environnement qui semblent faits de la même matière : loin d’uniformiser l’image, de l’aplanir, le travail systématique de la hachure sur toutes choses donne aux images de Toppi une cohérence, une véridicité de la vision englobant chaque élément et incarnant finalement le monde tel qu’il est. Ses constantes recherches de matières, d’ornementations premières, de découpage global et fragmentaire à la fois, ses planches redoutablement mises en pages et la justesse de son utilisation des hachures pour modeler le relief du monde font de nouvel opus un album tout simplement indispensable et passionnant, une pierre sublime de plus à l’édifice toppien qui ne cessera de prendre de l’ampleur avec le temps, s’inscrivant de manière irréfutable dans la grande histoire de l’art. Oui, je suis dithyrambique, et alors ? Comment ne pas l’être devant pareil ouvrage !?!
Cecil McKinley, BDZoom