têtière éditions mosquito

Interview de Sergio Toppi

Toppi-Thiers

Sergio Toppi, le dinosaure...

mai 2011
Frédérique Bosser

Une sublime exposition rétrospective dans la ville de Thiers (63) est « enfin » l'occasion de faire parler Sergio Toppi sur sa carrière et sa vision de la bande dessinée ou de l'illustration. Il ne s'est dérobé devant aucune de nos questions et s'est montré grand seigneur tout au long de cette entrevue. Un maître...

Comment avez-vous accueilli la demande de rétrospective de la part de la ville de Thiers: surpris? Flatté? Ou en vous disant que vous trouviez enfin un lieu digne de votre talent?


Ce serait un peu présomptueux de ma part! Pour les gens qui font de la bande dessinée, c'est toujours un réel plaisir que de recevoir une proposition d'exposer ses travaux, j'en suis vraiment très heureux. De plus, je dois dire que dans un cadre pareil, dans cette usine de Thiers de la fion du XIXème siècle c'est très flatteur et cela me touche que l'on mette mes oeuvres en valeur dans un lieu qui fut dédié à un travail certes différent du mien, mais qui reste manuel. Je me suis toujours considéré comme un artisan, revendiquant le côté humble mais fier de cette activité, et ici, je trouve qu'il y a quelque part une forme d'adéquation entre ce lieu chargé d'histoire et mon travail personnel. J'ai beaucoup apprécié la scénographie inventive de l'exposition et l'engagement, la gentillesse de tous ceux qui ont contribué à cette belle réalisation.

Est-ce que vous auriez aimé qu'au vu de votre immense carrière, cette proposition ait lieu plus tôt?


Non, absolument pas! Cela me convient parfaitement que ça se fasse aujourd'hui. Sincèrement, jamais je n'aurais pensé qu'une ville coutelière puisse s'intéresser à mon travail. C'est une très belle surprise.

Est-ce que quand on se définit soit même comme un artisan, on hésite à montrer ses travaux dans un musée?


C'est une question qui m'étonne un peu, alors qu'il y a en France une profonde reconnaissance de la bande dessinée. Chez nous, c'est moins évident, on a plus l'habitude de présenter la BD dans des lieux plus triviaux. Dans votre pays, cela fait déjà longtemps que la bande dessinée est entré au musée.

Ce qui est sûr, c'est que quand on voit production, on décèle un réel plaisir du dessin... comment l'expliquez vous?


 Tout simplement: parce ce que c'est comme ça! Comme l'oiseau qui chante, c'est naturel pour moi. Tout banalement, j'éprouve du plaisir à dessiner, tout en essayant de me renouveler. Le danger de notre profession est de répéter ce qui nous a bien réussi. Enfin, à un niveau moins romantique, je dirais que c'est le dessin qui me permet de vivre.

Quelle est votre formation?


J'ai eu une formation très classique, de solides études secondaires qui m'ont permis d'acquérir une bonne culture de base essentielle à mon sens dans notre profession. Rien à priori ne me destinait à devenir illustrateur et encore moins auteur de bande dessinée. De mon temps, il n'y avait pas d'école, j'ai appris en regardant les travaux de mes collègues.

Quel regard portez vous sur vos premiers dessins?

Je regarde mes anciens travaux avec beaucoup de circonspection, je crains parfois d'avoir mieux fait il y a quelques années. Je suis souvent plus critiques avec mes dernières productions, je crois qu'il faut à tout prix éviter la complaisance et l'autosatisfaction.

Il semble que votre trait évolue, vous êtes moins dans le réalisme actuellement...


Dans notre branche, il semble essentiel de se renouveler et de toujours garder un sens de l'auto-critique. Je reconnais m'être éloigné ces derniers temps du réalisme pour chercher plus l'expressivité. Cela m'amuse d'expérimenter, de voir ce qu'un petit décalage, une petite distorsion, un changement de mise en page apporte l'effet final. Je ressent cela comme une nécessité, une façon de se remettre en danger plutôt que de reproduire ce que l'on maîtrise bien. Il en va de même pour les textes que j'écris, je me rends compte que cela me plaît d'ajouter une touche ironique, une pointe de méchanceté ou de satyre même si cela va à contre-courant de l'aventure comme elle est mythifiée dans la bande dessinée en général. Je le fais sans doute plus qu'à mes débuts: en vieillissant, les qualités ou les défauts deviennent plus marqués!

Expliquez nous comment vous avez eu l'idée de ces images sans véritable cadre qui font aujourd'hui votre originalité...


A l'époque, je ne l'ai pas fait pour faire de l'esbroufe et me distinguer de mes collègues, je n'ai rien contre les recettes éprouvées. Pour moi, la rupture de la représentation classique avec sa succession de plans ordonnés permettait d'ajouter une plus grande force expressive. Jouer sur l'échelle, par exemple en représentant graphiquement un personnage important avec une taille démesurée et en dessinant tout petit un personnage de rang inférieur, permet en un coup d'oeil de matérialiser sur le papier avec un maximum d'efficacité le statut social, ou d'exalter les sentiments des protagonistes. Et cela me permet de faire des compositions, des jeux graphiques qui sortent de l'ordinaire. Je n'ai jamais prétendu être un modèle, je l'ai fait en assumant des risques car cette démarche ne plaît pas à tout le monde. Quelque part, si on a une âme de créateur – dans quelque domaine que ce soit – il faut savoir aussi prendre des risques. Etre créatif, c'est avoir le goût de la nouveauté, de la transgression des règles et des habitudes. En musique par exemple, il est arrivé un moment où l'on ne pouvait plus faire de la musique comme Bach ou Beethoven, et même si personnellement je n'entre pas dans la musique moderne, j'en comprends la démarche... Pour moi, il en va de même en bande dessinée.

Cette marque de fabrique, on la retrouve dans vos bandes dessinées. Est-ce quelque chose de difficile à réaliser du fait de la lourde tradition imposée par l'école franco-belge?


Il ne faut pas perdre de vue que la bande dessinée, dans sa grande majorité, est une production commerciale avec des enjeux financiers. Nous ne sommes pas un aréopages de gentilshommes distingués qui font de l'art pour l'art. Il y a toujours un compromis à trouver entre la créativité d'un auteur et les réa&lités pratiques: il faut vendre! Donc le milieu est conservateur et assez frileux devant les innovations. Je suis moins connu qu'Hugo Pratt et Milo Manara, qui eux vendent plus que moi et sont donc plus intéressants pour les éditeurs. C'est une réalité... Je dois avouer que je n'en éprouve aucune amertume, j'ai choisi cette voie et je l'assume.

Comment travaillez-vous une image ou une planche? La crayonnez vous jusqu'à trouver son bon équilibre?


Oui, je fais des esquisses et des crayonnés. A mes yeux, ce qui est important est de trouver un équilibre dans les formes. L'idéal bien sûr serait de pouvoir dessiner tout d'un trait, en toute spontanéité. Souvent, on doit peiner avec le crayon pour trouver l'équilibre du dessin. C'est pour la même raison que j'ai adopté les phylactères ronds; à mon sens, la perfection de cette forme contribue à l'équilibre général de la planche. Une page de bande dessinée se conçoit dans sa globalité.

 Préférez-vous réaliser une oeuvre en noir et blanc ou en couleurs?

Si, de mon point de vue, la bande dessinée est en noir et blanc, il est cependant clair que la couleur est plus plaisante pour le grand public, et donc plus vendeuse. Je ne critique pas, bien entendu, la couleur qui apporte de notables possibilités graphiques: un coucher de soleil, ça se fait en couleurs! Le noir et blanc est plus contraignant, il met à nu toutes les erreurs. Cela dit, je réalise beaucoup d'illustrations en couleurs et je prends plaisir à chercher de nouvelles solutions, à utiliser par curiosité de nouvelles techniques. La réussite n'est pas toujours au rendez-vous et il faut savoir jeter impitoyablement ce qui n'est pas abouti.

Si vous aviez à choisir entre être illustrateur ou auteur de bande dessinée, quelle profession choisiriez vous?


En ce qui me concerne, il n'y a pas de frontière tranchée. Si je devais choisir une autre profession, j'aimerai être sculpteur sur bois, car j'aimerais beaucoup travailler le bois.

Est-ce qu'une illustration doit obligatoirement être l'objet d'une commande, ou préférez vous travailler librement?


Comme professionnel, j'ai quasiment toujours travaillé à la commande, mais je n'ai fait que des choses qui me plaisaient. Je trouve, en ce qui me concerne, que la liberté absolue est un peu paralysante. Il est parfois stimulant d'avoir une certaine forme de contrainte, il y a un défi à relever.

Avoir commencé la bande dessinée entouré d'auteurs comme Hugo Pratt et Dino Battaglia vous a-t-il aidé dans cette voie, ou au contraire tétanisé?

Quand j'ai commencé, je regardai ces auteurs avec un peu d'envie, je me rendais bien compte de leur immense talent, mais cela me stimulait. J'aspirais à trouver comme eux ma propre voie. Des gens comme Battaglia ont été avec moi d'une gentillesse totale, je n'ai jamais rencontré de rejet chez mes collègues, même s'il est évident que mon travail ne plaisait pas à tous.

Vous considérez vous comme un des derniers monuments de la BD italienne?


(rires) Un monument...!? Vous me voyez sur un piédestal?! Je ne peux plus, hélas, me compter parmi les débutants, je me verrais plutôt comme un dinosaure! J'ai essayé de faire au mieux et j'arrive sur la fin du parcours, je pense avoir gagné ma place dans le monde de l'illustration et de la bande dessinée, j'ai eu la chance de rencontrer des gens qui ont apprécié mon travail... Mais un monument! Non, je n'en suis pas un!

Comment expliquez vous que vous soyez resté en retrait par rapport à des Hugo Pratt, Dino Battaglia, Milo Manara ou Guido Crepax? Est-ce dü au fait que vous avez toujours voyagé entre illustration et bande dessinée? Ou que vos rares premières bandes dessinées publiées en France dans la collection « Un homme, une aventure » ou chez Larousse n'ont pas rencontré leur public?


Ma foi, c'est difficile à expliquer! Le succès est toujours assez mystérieux, disons que les histoires que j'ai réalisées n'ont pas rencontré un très grand public, notamment chez vous pour la série « Un homme, une aventure ». Je pense que ce qui a freiné ma carrière, c'est de ne pas avoir voulu créer et suivre un personnage. J'ai refusé la routine du personnage récurrent. Quelque part, cette liberté se paie... mais je n'ai aucun regret. J'ai malgré tout fait une belle et longue carrière dans les revues italiennes et j'ai toujours un public qui suit mon travail. Sur le tard, j'ai trouvé un public en France et je ne vous cacherai pas que c'est plutôt agréable.

Vous semblez très attiré par les histoires courtes. Pourquoi?


J'ai plus d'attirance pour les nouvelles que pour les romans fleuves. Il est possible que cela soit dû à une incapacité de créer des intrigues complexes qui se développent dans la durée. Les auteurs qui me plaisent comme Buzzati ont eux aussi souvent écrit de brefs récits; la nervosité d'une narration me paraît plus intéressante.

Est-ce que vous vous dites que sans la volonté et la persévérance des éditions Mosquito, vous n'auriez pas eu cette reconnaissance tardive?


Pour ce qui est de la France, c'est certain. Chez vous, la bande dessinée a un statut, une reconnaissance particulière, il n'y a pas ce mépris, cette méfiance qui existe chez nous. La collaboration avec Mosquito m'a permis d'élargir le champ de mes lecteurs, de faire de nouvelles histoires et de ramener au jour des travaux qui dormaient dans les tiroirs, je leur en suis reconnaissant!

Nous aussi!
 





Frédérique Bosser
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