têtière éditions mosquito

Extraits de Andreas

L'exigence faite au lecteur

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Mais, sur le plan narratif, certaines de ces plongées sont de véritables "cases-planches" avec un fourmillement de détails utiles au récit et qu'il faut repérer.

Bien sûr. Ce faisant je demande aussi au lecteur de regarder les images. Je trouve que, dans trop de bandes dessinées, on les survole vraiment. On m'avait appris que le lecteur doit saisir l'image au premier coup d'œil puis passer à la suivante. Je ne suis pas toujours d'accord, le lecteur peut s'attarder. Une image renferme des informations et il faut les regarder. Généralement, si je fais une grande image, c'est pour qu'on y passe du temps. Quand je veux qu'on ne traîne pas, je fais des petites images avec juste un élément. Quand il y a des détails, c'est pour une raison. Et cela rythme le récit.


Cette volonté de forcer le lecteur à s'arrêter sur la case, de faire que l'image soit tout à fait expressive et qu'elle exige plus qu'une simple lecture, cette volonté ne tient-elle pas parfois à un désir de retenir des informations, un désir qui se manifeste d'ailleurs dans votre goût pour les "codes" ?

Ce n'est pas vraiment une volonté de cacher quelque chose mais une peur de révéler trop vite. Il y a des moments où je me dis : "Là, je ne vais pas tout montrer." Je préfère retenir certains faits à certains moments parce que je cherche quand même à créer un mystère. Mais, ne pas vouloir tout donner d'un coup, c'est aussi un danger parce que tout est toujours très clair dans ma tête et j'oublie parfois d'inscrire sur une page ou dans l'histoire des détails importants. C'est le défaut d'albums comme Aztèques et La caverne du souvenir : moi, je sais les choses que j'ai lues et que l'histoire présuppose, mais le lecteur, lui, n'a pas nécessairement lu ces livres et il ne peut pas avoir la clef de tous les détails.
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En général, votre narration est très exigeante : on doit lire vos récits comme on doit regarder les cases dont nous venons de parler. De plus en plus vos histoires évitent le déroulement linéaire. Nous évoquions, ce matin, les maisons qui se déboîtent en présence de Low Valley et que la pensée de Rork doit remettre en place. Vos histoires ressemblent un peu à ce travail : elles procèdent selon un principe de fragmentation, de dispersion, et le lecteur cherche à maintenir une cohérence dans cet ensemble explosé. Puis, comme à la fin de Rork, apparaît un besoin de tout coordonner.

Pour moi, c'est ordonné d'une certaine façon. Si j'ai deux ou trois histoires qui se passent en même temps, elles restent claires pour moi. Je sais ce que je veux faire, il n'y a pas vraiment de désordre, les faits s'organisent naturellement. Je ne me dis pas chaque fois : "Je vais faire à nouveaux deux histoires, etc." Quand j'ai l'idée principale de l'histoire et que je commence à écrire, je n'y peux rien, il va y avoir un flash-back ou je vais commencer par deux fragments. C'est naturel pour moi. Et ça permet de fouiller l'intrigue parce qu'il y a plusieurs fragments dans une histoire, et à chaque fragment il manque quelque chose, à chaque fragment il manque les autres fragments. Alors j'essaie de forcer le lecteur à s'interroger sur les fragments qui manquent.

Si certains albums que j'essaie de lire me tombent des mains, c'est parce que le récit en est trop linéaire, ou on me dit trois fois la même chose pour que je comprenne. Si l'histoire elle-même n'est pas extrêmement intéressante, je me désintéresse parce qu'elle est également racontée d'une façon banale. Même chose au cinéma, j'aime bien quand c'est compliqué ou raconté de façon bizarroïde. A une époque, dans les années 70, je crois, certains réalisateurs divisaient leur image pour raconter deux trucs en même temps ou le même truc vu de deux côtés différents. Je trouve cela fascinant parce que, tout à coup, tu as le choix. Une des choses qui m'ont le plus plu dans les Watchmen c'est qu'on raconte un fragment de l'histoire puis un autre bout de l'histoire, puis plein de bouts et, finalement, cela donne une grande image, cela se tient parfaitement.

J'aimerais en tout cas que les gens cherchent un peu plus, qu'ils expérimentent plus les images, les modes de narration. Il n'y a rien qui m'énerve comme de voir un dessinateur fabuleux qui fait des trucs ultra-classiques. Je comprends qu'il y ait les impératifs commerciaux, mais j'aime qu'on essaie d'aller plus loin. Je ne dis pas que je vais plus loin, ce serait prétentieux, mais j'aime pousser un peu. Je vois les limites, tant dans mon dessin que dans le reste, des limites que d'autres n'ont pas, qui pourraient aller beaucoup plus loin. J'aimerais qu'on ne fasse pas tout le temps du Hergé. Je ne lis pas systématiquement tout ce qui se publie et il y a peut-être des choses qui m'échappent, mais j'ai l'impression que la tendance générale reste sage et se cantonne à raconter une histoire : "il y a des moyens pour la raconter, je ne vais donc pas chercher plus loin". Ça n'a aucun intérêt.
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